Luce Wilquin Lausanne et Dour, 1993 ISBN 2-88253-037-4 160 pages Œuvre de couverture : Monique Thomassettie, "Sagesse", huile sur toile, 1987. | Retour à la bibliographie | |
LE CHEMIN DE SAINTE-EULAIRE |
Trois nouvelles. Trois êtres au carrefour de la cinquantaine. Au carrefour de la lucidité. Nicolas Destenay, l'allumeur de réverbères, poète et sage épicurien. Louis qui, par amour refoulé pour Madeleine, a calqué sa vie sur une sainte de légende. Et cet ingénieur en perpétuelle fuite, qu'une maladie et d'improbables retrouvailles ramènent à son point de départ. Quelque chose s'achève, d'inaccompli, quelque chose d'essentiel, qu'ils n 'ont pas choisi, qui s est impose à eux comme leur destinée aux héros des épopées antiques. Mais que leur était-il demandé ? Une amorce d'ébranlement, le monde intérieur tremble et se restabilise. En apparence inchangé. En apparence... |
La nouvelle "Oostbroek et Prométhée" a figuré parmi les dix finalistes du Prix International de la Nouvelle Radio France Internationale – Agence de Coopération Culturelle et technique 1993. Publiée entre les nominations et le tour final, elle a été mise hors-concours. |
EXTRAITS |
Vingt-deux ans qu'il passe ses vacances selon cet immuable rituel: par tous les temps une balade matinale couronnée d'un frugal pique-nique, une sieste copieuse, puis l'après-midi pour travailler, et un bon livre le soir. Toujours au même endroit, cet hôtel familial découvert par hasard, ou par bonheur, dont le patron, devenu un ami, lui mitonne au dîner de petits extras, et lui refile au tarif de la carte les plus précieuses bouteilles de sa réserve, sans oublier de lui tenir compagnie pour achever de les vider. Au jour de sa retraite, dans dix-neuf ans, le moindre sentier du Vercors aura connu ses bottines, lui qui affiche une sainte horreur pour tous les sports, ceux qui les pratiquent, et plus encore ceux qui, à la salle des profs, consacrent à leur commentaire le plus clair de leurs pauses! Et il aurait dû, à cette même date, être l'auteur de quarante et une plaquettes de poèmes, qui surgissent n'importe où, n'importe quand, mais surtout pendant les cours, qu'il jette à la diable sur n'importe quel bout de papier, qu'il rassemble la première quinzaine de juillet, qu'il peaufine sur Macintosh, avec un programme de son invention, durant ses vacances à la montagne, et qu'un imprimeur et mécène lui publie à prix doux, en deux cents exemplaires, invariablement au 1er septembre, de sorte qu'ils soient présentés au cocktail de rentrée par le président du Cercle littéraire dont il est la célébrité autant que l'inamovible secrétaire. La vingtaine de membres se font un devoir d'acquérir le recueil, comme il se fait un devoir d'acquérir leurs vers ou leur prose, heureusement moins prolixes, sur le velouté des pivoines ou l'endroit supposé où les Hébreux traversèrent la mer Rouge. Il en offre une autre vingtaine à des amis, aux bibliothèques du Cercle et du collège -dont, au grand jamais, elles ne quitteront les rayonnages-, une vingtaine encore aux revues poétiques du pays, l'Etamine d'Or, le Vers-Devin, la Muse à Règne, émules et complices, qui les encensent en des termes aussi brumeux qu'inspirés, ce qui lui vaut une dernière vingtaine de commandes, et à l'occasion quelque prix au nom d'un barde local oublié, dont le montant ne suffit même pas à couvrir les frais d'édition. Les cent vingt exemplaires restants, alignés dans sa cave face aux bouteilles de bon vin et aux étiquettes pieusement conservées des plus précieux flacons, classés comme elles par millésimes, s'en iront pourrir dans une décharge publique au jour souhaité lointain de sa mort sans descendance. A moins que n'en hérite quelque fondation chargée de veiller sur sa mémoire, en créant un nouveau prix qui aidera l'espèce menacée des poètes à se perpétuer. On peut se dire artiste, esthète, bohème raffiné, et vivre réglé comme un moine! Fût-il de saint Bernardin, qui se couche tard et se lève matin pour aller à matines vider quelques flacons. Et trousser les nonnettes, ajoute le chant! Encore que les nonnettes, ces derniers temps, avec le sida et les misères de l'âge…! Pas le sien, d'âge, celui de ses contemporaines, qui ont de plus en plus tendance, en vue de la ménopause, à transformer les propos d'alcôve en Larousse médical. Mais voilà que dans cette série exemplaire manquera le cru 92, comme fera défaut dans les alvéoles d'en face le Château-Margaud, dévasté par une tempête de grêle. Non que ceci explique cela! Les grêlons du Bordelais n'ont pas déchiqueté les feuilles éparses qui recueillent le soleil de son inspiration, les grappes de métaphores se sont bien épanouies, la vendange n'aurait pas été maigre, l'alchimie informatisée aurait comme toujours transmuté ce noble jus en breuvage divin, et même si toute la production n'était peut-être pas de premier choix, dans les meilleurs vignobles il est de grandes et de moins grandes années. D'ailleurs la plupart des dégustateurs, quoi qu'ils en disent, sont incapables de faire la différence, et prennent la précaution de lire, avant de goûter, les avis de spécialistes à la subjectivité corruptible. Un événement imprévu a desséché la récolte sur cep! Coup de bile répondant à la vindicte de ce crétin de Bridel, collègue syndicaliste et mathématicien, qui au plus chaud d'une ultime assemblée, exaspéré par la débâcle de son mouvement à la veille des vacances, s'est permis de lancer à son contradicteur par principe qu'un prof de latin et de littérature, rimailleur de surcroît, présentait de nos jours le même intérêt qu'un allumeur de réverbères. (L'Allumeur de Réverbères) * * * La plage d'Oostbroek, la plus large de cette côte, flanquée de hautes dunes au sein desquelles s'ensablent les ruines d'une abbaye. Les amoureux autrefois s'y cachaient des voyeurs et des éternels vents du nord et de l'ouest, harcelés par une police qui n'avait rien de mieux à faire en ces temps quiets d'avant-crack et d'avant-sida. Longtemps il y a traîné de languides vacances, en mission commandée par Mémé, à garder la vertu de cette peste de Marie-Ange qui s'ingéniait à le semer, ou le faisait menacer des pires sévices par ses soupirants s'il ne restait à guetter au sommet de la plus haute dune, tandis qu'ils se livraient à des plaisirs d'autant plus troubles qu'il devait se contenter de les imaginer. Ne lui restait, pour ravaler sa rage et son humiliation, qu'à s'efforcer de lire, d'un seul œil et l'esprit aux abois, ou à contempler des heures durant les bandes parallèles, gris ardoise du ciel, gris ocre du sable, gris souris de la mer que labourait d'heure en heure le lent sillage d'un ferry-boat, avec dans les sourds miroitements des flaques et des chenaux les reflets de nuages bas qui filaient vers le sud ou l'Orient. Un jour, il a fait serment de partir à leur suite… Le revoici au même point, et les bandes n'ont pas changé. Gris sur gris, et gris encore, et couvercle éternel sur l'horizon, comme les grises mines des gens de la contrée, qui arpentaient la plage en bottes noires et cirés jaunes, avec des bergers allemands et des gosses adipeux qui ramassaient moules et coquillages dans leurs petits seaux de tôle. Tant de gris, tant de luminosité voilée, qu'il en retrouve le picotement sec de la cornée, cette même cornée brûlée impunément par tous les soleils d'Afrique, d'Asie, d'Amérique, mais qu'enfant il lui fallait tous les trimestres montrer à l'oculiste qui l'avait décrétée fragile, et l'obligeait à la baigner tous les soirs dans un bol de camomille, suprême corvée, lui qui s'ingéniait à grappiller la moindre minute pour sa chère lecture. Que n'a-t-il su, cet homme de l'art, que le brûlait l'acide des larmes refoulées! A moins que tout ne se fonde dans sa mémoire; le soleil devait tout de même luire de temps en temps, et d'ailleurs Marie-Ange était bien trop roublarde pour se laisser peloter sur le dallage d'une abbaye si elle n'y trouvait pas l'avantage de bronzer! Il est vrai que Mémé les y traînait trois autres jours à la Toussaint, toute une semaine à Noël, et une encore à Pâques. Pour l'iode de l'air et le phosphore des poissons, ingrédients de l'intelligence! Peut-être a-t-il greffé sur les vacances d'été l'accablement de ces mornes séjours. En tout cas, si les gris n'ont pas mué, si les inévitables pêcheurs de crevettes se découpent toujours sur le mercure des vagues, avec les mêmes bottes, les mêmes cirés, les mêmes percherons traînant les mêmes filets, et dans le lointain l'immuable ferry-boat, la petite faune qui les photographie s'est mise au goût du jour, longs manteaux de mohair sable ou marine avec écharpe au vent et feutre sur les yeux pour les clients de l'Excelsior, joggings et anoraks ouatinés, délicatement lignés de mauves et de roses, barrés de slogans humoristiques ou d'invites à la drague, pour les locataires des appartements sur front de digue. Et chiens de luxe, lévriers afghans ou couples de huskies, en lieu et place des bergers teutoniques. Eux ont suivi les vains courants de la modernité. Lui est resté volontairement en marge. Dinosaure en attente de cataclysme. Ou d'ébranlement? Vingt-cinq ans pour oublier la plage d'Oostbroek. Refouler cette rage froide, toute cette révolte impuissante. Vingt-cinq ans à fouiller le ventre des forêts vierges, pour y planter comme des phallus ces usines, ces barrages, ces blockhaus, ces palais impossibles, toutes ces extravagances de dictateurs mégalomanes. Et s'en revenir aussi meurtri, avec en prime la sensation du temps gaspillé. (Oostbroek et Prométhée) |
La
vie et son flot d'événements qui forment un grand carrousel où l'on
revient toujours, quoi qu'on fasse, à son point de départ. Une écriture
nerveuse, à la fois descriptive et allusive, qui crée une atmosphère
assez inquiétante. Une façon de mettre à nu des âmes. Nos Lettres Le ton n'a pas changé, très direct, n'hésitant devant aucun argot, patois ou accent. Proche de certaines écritures jeunes, mais tout de même sans telle vulgarité qui me dérange chez d'autres. De surcroît, les sujets creusent profondément dans les vies et les pensées à la fois. Quoique… dans ces récits où rien ne se passe vraiment, les faits rapportés ont infiniment plus de valeur d'analyse qu'une queconque rumination. Paul Van melle, Inédit. Les personnages s'y cherchent et, généralement, ils ont besoin de points de repère solides, souvent fournis par les autres, ou par une tradition, ce qui revient au même, pour se trouver. Gérard Adam n'échappe pas toujours à une certaine pesanteur dans l'expression, comme s'il se laissait étouffer par ce qu'il voulait dire plutôt que d'oser se donner de plus grandes libertés. Mais, en guise de compensation, il permet au lecteur de faire connaissance avec des êtres humains très intéressants, de ceux qu'on aimerait rencontrer plus souvent dans la vie réelle. Pierre Maury, Le Soir. Dans chaque nouvelle, le personnage principal est proche de la cinquantaine : l'âge du premier bilan... L'âge en tout cas, de la grande interrogation. L'un d'entre eux donne explicitement la réponse : "En fait, il n'a jamais fait que se poser des lapins". On pourrait les intituler ces nouvelles : "Un jour de la vie de...". Et pour chacun des héros, ce jour s'écoute sur un fond très actuel et très typé : une station dans le Vercors; une petite ville de Wallonie, où se déroule tous les sept ans,une procession folklorique; une plage de la Mer du Nord. Décrites avec humour et pittoresque, les "animations" et activités propres à chacun de ces lieux, en jalonnant la journée, établissent la réalité du présent. Mais le passé s'enracine dans les fissures de la durée, l'envahit, l'accapare. Cela donne trois nouvelles "éclatées", dont la trame passée et la trame présente s'emmêlent, ce qui donne parfois au lecteur du fil à retordre... (…) Dans une petite ville, la légende de sainte Eulaire est évoquée par "Sept tableaux, joués sept fois, en sept emplacements, tous les sept ans (...) par sept compagnons (...) qui parcourent ainsi la destinée de la sainte (...) de sept à sept fois sept ans". Quand il deviendront des "anciens", ils auront la cinquantaine. Ingénieuse métaphore qui permet d'entrelacer les faits de la légende et les péripéties de la vie. Malade, un ingénieur qui a fait carrière en Afrique et ailleurs passe son congé de convalescence sur la plage d'Oostbroek, où il a vécu pendant les vacances une enfance frustrée (…) Il fait ses comptes : "Vingt-cinq années sur les chantiers des cinq continents ont filé comme on bâille sur les grains d'un chapelet..." Pourtant, l'auteur n'a pas voulu que les protagonistes restent sur un échec. En fin de journée, le professeur Nicolas Destenay (l'allumeur de réverbères) reprend confiance dans sa mission; la mort certaine de Madeleine, condamnée par un cancer, (Le Chemin de Sainte-Eulaire) conduira un couple menacé sur le chemin de réconciliation; l'ingénieur (Oostbroek et Prométhée) découvre, grâce à des amis retrouvés et à sa nièce Violaine "qu'on peut être heureux à Oostbroek". Fins peut-être trop heureuse, un peu trop "voulues", pour des personnages revenus à leur point de départ au terme d'une démarche déprimante. Mais l'auteur nous y conduit avec alacrité, grâce à une écriture à touches vives et fines, et à une ironie qui préserve de tout mélo. Roger Cantraine, Le Peuple. On entre dans les nouvelles de Gérard Adam comme dans un film: très tôt le décor est planté, les personnages apparaissent, puis les choses se déroulent sans qu'on sache vers quel terme elles nous mènent. Est-ce qu'un terme importe d'ailleurs? Dans ces trois nouvelles, trois hommes au carrefour de la cinquantaine s'arrêtent? Non, pas même, laissent le temps et les souvenirs se déployer, se racontent, modifient éventuellement un projet, mais sans que les choses ne basculent définitivement. Il s'agit peut-être d'une oscillation, d'un léger infléchissement de l'être, d'une coloration neuve de la vie, où la lucidité cette fois gagnerait en douceur là où elle n'entraînait jusqu'alors que désenchantement. Car si le décor est planté - les stations touristiques, les petits villes de province et les parcs de loisirs, par exemple - il l'est dans le détail et l'humeur sombre. Gérard Adam ne cesse d'observer le monde et de le décrire. C'est terriblement réaliste, parfois trop appuyé peut-être, et les personnages balancés au gré de leur vague à l'âme émergent parfois avec peine de l'univers où ils ont à vivre, un univers beaucoup plus fort qu'eux, et apparemment si heureux. Très apparemment… La Cité. Récits nourris de notre vécu, de nos soucis, de nos espoirs, ces textes dont l'écriture coule d'une source de dualité, captivent et retiennent le lecteur jusqu'à la dernière ligne. Anita Nardon, Ideart News. Gérard Adam aime raconter des histoires, L'affirmation semblerait paradoxale au lecteur distrait de son dernier livre. Car les trois personnages qui animent chacun une nouvelle de l'ensemble aboutissent tous à un constat d'immobilité. Ils reviennent à leur point de départ: ce sont des quinquagénaire que la vie, l'amour ou la maladie ont terriblement fragilisés. Nicolas Destenay par exemple, ce prof célibataire, épicurien et poète... Un insultant propos de salle des profs l'amène à perturber son rituel immuable de vacances. En lieu et place de la plaquette poétique qu'il a coutume de peaufiner dans un hôtel ardéchois, il donnera, cette fois, un récit autobiographique, un justificatif, en quelque sorte, de cette vie brocardée par le collègue indélicat. Mais voila, l'exercice de mémoire lui révèle soudain la profonde vanité de tous les éléments, pourtant si subtilement agencés, avec lesquels il a construit son existence. La résignation fait place au dépit, et Destenay, sans conviction, se remet aux poèmes... Les trois récits constituent donc tous la narration d'une prise de conscience. Et, même si parfois Gérard Adam en dit trop, même si ses nouvelles s'alourdissent un peu dans des digressions polémiques, Le chemin de Sainte-Eulaire n'en demeure pas moins un recueil attachant: un témoignage sur les fragilités de l'âge et les béances d'une époque. Indications. Des correspondances nouvelles s’établissent entre les acteurs et d’étranges similitudes nous habitent longtemps après l’achèvement de cette lecture. Espaces. Les personnages de Gérard Adam ont renoncé à beaucoup de leurs idéaux (mais en ont-ils jamais eus?) ou de leurs ambitions. Arrivés à la cinquantaine - cap crucial – ils tirent à leur manière un bilan dès années encourues. L'amertume est au rendez-vous, sans avoir été sciemment convoquée; la tristesse et l'acrimonie aussi (…) Dans ces nouvelles, comme dans ses livres précédents, Gérard Adam ne nous épargne pas une certaine acidité, une dose de bile mêlée à son encre: le pessimisme est chez lui une manière de vêtir ses personnages, de les maquiller, de les mouvoir, voire de leur tendre des pièges ou des perches, selon son humeur. Bilan sombre donc, mais recueil en tous points équilibré, lucide, éclairant et. ô paradoxe, pleinement assumable. Gageons que la large audience qu'il mérite lui sera accordée et que l'auteur, lui non plus, ne renonce jamais... Pierre Tréfois, République. | ||